【以下のテキストは、ぼくが今年1月にここに書いたエッセイ「自愛について」を、若い美術史研究者の西嶋亜美さんがフランス語に翻訳してくれたものです。】
La nouvelle qu’une amie s’est suicidée, même si ce n’était pas quelqu’un de très proche de moi, m’affecte jusqu’au plus profond de la vie. Pendant longtemps, chaque fois que j’y ai songé, j’ai eu le sentiment que le monde voyait toute signification se détacher de lui, que tous les êtres de l’univers n’étaient que néant. Pour ainsi dire, le sentiment du suicide me contaminait.
Le suicide des étudiants était l’un des sujets évoqués lors d’une récente réunion des professeurs, la question étant de savoir comment le prévenir. Bien entendu, le problème ne se cantonne pas à l’intérieur de l’université. Pour l’ensemble du Japon, le nombre de suicides par an reste au dessus de trente mille. Autrement dit, chaque année, un nombre de personnes supérieur à celui des victimes de catastrophes naturelles met fin à ses jours. Mais le nombre n’est pas ce qui importe. Les chiffres comptent seulement quand on porte sur le suicide un regard lointain, le prenant comme un phénomène. Si le seul objectif est de réduire ce nombre, les mesures envisageables seront assez limitées. En effet, le nombre de suicides est fortement influencé par l’état de la société et de l’économie. On ne pourrait réduire ce nombre qu’en changeant notre société.
Mais la mesure la plus convaincante qu’il m’ait été donné d’entendre est « le renforcement du foie » ; c’est le propos du Docteur KODA Mitsuo, que j’ai entendu alors que j’étais éditeur du magazine Diatxt. D’après lui, la cause fondamentale de l’augmentation du nombre de suicides consisterait en une insuffisance hépatique dûe à la transformation de l’alimentation. Les patients diagnostiqués en dépression « ne subissent pas une dépression mais c’est le foie qui s’affaiblit ! », écrit-il (KODA M., « Tabenai kotowo ajiwau », Diatxt, N°8 ).
Cela fait penser à Kanzo Sensei (Docteur Foie), le roman écrit par SAKAGUCHI Ango et adapté à l’écran par IMAMURA Shohei. Pourtant, à mon avis, c’est une théorie beaucoup plus intéressante que celles en termes de « bien-être » ou d’analyse sociale. En effet, l’état hépatique (dans un sens qui n’est pas nécessairement purement médical) est la base élémentaire du sentiment fondamental qui permet de continuer à « vivre ». On n’est pas acculé au suicide par la raison mais par le sentiment. On ne peut pas soutenir les gens qui sont prêts à se suicider ou y font allusion en leur disant « vous aurez beaucoup de joie et de plaisirs si vous continuez à vivre ». Au contraire, ces mots produisent souvent l’effet inverse. Le fait qu’il y aura les choses joyeuses n’étant qu’un raisonnement, les gens qui envisagent la mort se sentent davantage isolés du monde ici-bas.
Alors, la seule chose que l’on pourrait faire dans une telle situation serait de leur inoculer un sentiment fort, contraire à celui qui les pousse, le sentiment qui rend simplement possible de « vivre », même s’il n’y a aucune chose amusante ! Nommons provisoirement ce sentiment « jiai » (amour de soi / soin de soi). Au Japon, on conclut une lettre par « gojiai kudasai » (prenez soin de vous), ce qui veut dire « se traiter (soi-même) avec soin ».
Constatons d’abord que « jiai » est différent de « jikoai », qui est le sentiment narcissique. En effet, dans le narcissisme, le soi est un objet, et cet amour est dominé par des normes sociales telles que la beauté. En outre, « jiai » est tout à fait distinct de l’égoisme. L’égoisme considère le soi comme une fin. Tout dans le monde y devient un moyen de poursuivre le bénéfice pour soi.
Contrairement au narcissisme et à l’égoïsme, « jiai » existe hors de la chaine « moyen-fin ». Il s’agit d’être détaché de la valeur relative conférée par la société pour prendre soin de soi-même, et de continuer à sentir le bonheur même si on n’a aucune raison objective d’être heureux. On dit souvent « aie confiance en toi même si tu n’as pas de compétence » ou « on peut vivre heureux même si on n’a pas beaucoup d’argent», et ça c’est une erreur absolue ! En effet, l’expression « même si » renferme déjà le vrai sentiment qui est tout à fait contraire. Ce qui importe, ce ne sont pas ces discours mesquins, mais plutôt de contaminer avec le sentiment de « jiai », qui est vraiment, entièrement et complètement indépendant de la compétence et de la richesse materielle.
Parmi vous, quelques uns pensent qu’il est tout à fait idiot d’être heureux sans aucun motif, et ils ont raison. Nous sommes devenus trop intelligents, assiégés d’informations pléthoriques. Il vaut mieux être, de temps en temps, un idiot.
En tant que professeur d’art (esthétique), je passe beaucoup de temps avec des étudiants qui se destinent à la recherche sur l’art ou à sa pratique. A vrai dire, dans ce domaine, nous gagnons (généralement) peu, et nous ne servons pas au développement de la société, ni au bénéfice de l’Etat. En conséquence, nous ne somme pas très considérés. Alors, les étudiants me demandent souvent pourquoi, malgré tout, je m’occupe d’art. Quand j’étais plus jeune, je répondais avec sophistication et une certaine ironie, un peu parce que je voulais me montrer intelligent. Maintenant, je suis assez vieux et idiot pour répondre tout simplement « c’est pour devenir heureux ».
Si on ne peut pas comprendre ce que je veux dire, j’ajoute que c’est « pour ne pas mourir ». L’artiste ARAKAWA Shusaku est mort à l’âge de 73 ans pendant son expostion intitulée « Shinanai Tameno Sousou » (Les funérailles pour ne pas mourir). Le seul moyen de ne pas mourir est d’anticiper la mort. Obtenir le sentiment de « jiai » en échapant à la valeur relative attribuée par la société signifie, pour ainsi dire, mourir en avance. En quelque sorte, mon travail en tant que professeur d’art est de former les jeunes gens à pouvoir mourir en avance, avec nous, pour ne pas mourir.
D’ailleurs, si des adultes stupides osent me poser des questions comme « à quoi sert l’art pour la société actuelle ? », j’affirme qu’il sert de façon absolue. Les affaires et la technologie peuvent contribuer à l’Etat et à la société. Par contre, comme elles sont dominées par la valeur relative du monde ici-bas, elles ne sont d’aucune aide pour ne pas mourir. Car n’importe qui peut se suicider quand le sentiment de « jiai » l’abandonne, même s’il est à l’apogée de sa réussite ou vit dans un environnement très confortable. Et bien évidement, pour être humain, rien n’est plus important que de ne pas mourir. C’est pour cela que l’art sert absolument.
En tant que chercheur en art, je ne tiendrai jamais de propos servile comme « bien que les affaires et la technologie soient importantes, on doit donner aussi de l’importance à l’art pour embellir la vie ». C’est l’art qui est le plus important ; dans un sens, c’est pour cela que l’on vit. Si j’ose dire une telle chose dans cette époque, c’est parce que je suis devenu assez vieux pour être idiot (heureux). Et c’est la raison pour laquelle je ne peux pas m’empêcher de regretter le suicide d’une amie qui avait vingt ans de moins que moi.
(Traduit par NISHIJIMA Ami avec l’aide de Paul SORRENTINO)